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Saisie de navire

Ne pas confondre « motif » et « cause » des créances maritimes au sens de l’article 1er de la Convention de Bruxelles de 1952 sur la saisie conservatoire de navire.

Cour d'appel de Poitiers (2ème Ch. civ.) – 9 Juin 2015 – Navire Enigma XK

N° 14/04570

La simple allégation par le saisissant d’une créance maritime au sens de l’article 1er de la Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 suffit à fonder son droit de saisir le navire auquel sa créance se rapporte. La cause immédiate de la créance n’est pas une condition posée par la Convention de Bruxelles du 10 mai 1952, la saisie conservatoire d’un navire étant justifiée dès lors que sont remplies les trois conditions suivantes : l’allégation d’une créance, la nature maritime de la créance, et le fait que la créance se rapporte au navire saisi. C’est pourquoi il n’importe pas de connaître en l’espèce l’identité du responsable des désordres affectant le navire qui ont été la cause immédiate des travaux, pas plus que la nature contractuelle ou délictuelle de la responsabilité de celui-ci, ces développements étant étrangers au bien ou mal fondé de la saisie conservatoire.

Sté MW AFRITEC c/ EURL EIFFEL INDUSTRIE MARINE

Arrêt (extraits)

« LA COUR, La société MW Afritec est propriétaire du navire Enigma XK, immatriculé IMO 8608341. Il s’agit d’un ancien navire de protection des pêches que l’armateur a souhaité convertir en yacht d’exploration. Pour ce faire, l’armateur a conclu un contrat de restauration avec le chantier Atlantic Refit Center (ci-après ARC), à la Rochelle, pour plusieurs dizaines de millions d’euros. ARC a sous-traité la réfection des deux lignes d’arbre du Enigma XK à la société Eiffel Industrie Marine (ci-après EIM). Ces travaux ont été réalisés entre juin et septembre 2012 mais au cours d’essais en mer qui ont commencé le 12 novembre 2013, des dysfonctionnements sur le système de climatisation et des échauffements sur les lignes d’arbre ont été constatés. Un expert judiciaire a été désigné en la personne de M. Troyat par ordonnance du tribunal de commerce de La Rochelle du 23 décembre 2013, au contradictoire de l’armateur, d’ARC, de la société EIM et de la société en charge de la réfection de la climatisation, avec pour mission de déterminer les causes de ces désordres. Une réunion amiable a été organisée le 16 mai 2014 dans les locaux d’ARC, au contradictoire d’EIM et d’AFRITEC, au cours de laquelle il a été convenu que la société EIM procèderait au remontage des lignes d’arbre sans attendre l’issue de l’expertise judiciaire.

La société EIM a procédé à ces travaux et émis deux factures du 29 avril 2014 et du 28 août 2014 pour un montant total de 390.430 €. Par requête du 31 octobre 2014, la société EIM a sollicité du président du tribunal de commerce de La Rochelle l’autorisation de procéder à la saisie conservatoire du navire « Enigma XK » pour garantir sa créance à hauteur de 450.000 € représentant le montant des factures susvisées outre la somme de 60.000 € au titre de solde de factures antérieures non réglées et de frais. Par ordonnance du 31 octobre 2014, le président du tribunal de commerce a fait droit à la requête. Par acte d’huissier du 21 novembre 2014, la société MW Afritec a assigné EIM devant le président du tribunal de commerce de La Rochelle en référé rétractation. Par ordonnance du 4 décembre 2014, le président du tribunal de commerce a :

  • rejeté la demande de rétractation de l’ordonnance du 31 octobre 2014 autorisant la saisie conservatoire du navire « Enigma XK »,
  • dit que la mainlevée de la saisie conservatoire pourra être ordonnée moyennant la consignation de la somme de 433.394,50 € et qu’au cas où une somme supérieure aurait été consignée, une restitution au profit de MW Afritec sera effectuée à due concurrence, (…)

Par déclaration du 18 décembre 2014, la société MW Afritec a relevé appel de cette ordonnance et par ses dernières conclusions du 14 avril 2015 demande à la cour de : (omissis)

Motifs

En droit

Attendu que l’article 1 de la convention de Bruxelles du 10 mai 1952 relative à la saisie conservatoire des navires de mer applicable en l’espèce stipule que :

« ‘Créance maritime’ signifie l’allégation d’un droit ou d’une créance ayant l’une des causes suivantes : ….

Fournitures, quel qu’en soit le lieu, de produits ou de matériels faites à un navire en vue de son exploitation ou de son entretien ;
Construction, réparations, équipements d’un navire ou frais de cale ; … » ; Attendu qu’au vu de cet article, la simple allégation par le saisissant de l’existence, à son profit, de l’une des créances maritimes visées à cet article, suffit à fonder son droit de saisir le navire auquel cette créance se rapporte, que la cause immédiate de la créance n’est pas une condition posée par le texte, que la saisie conservatoire d’un navire est donc justifiée dès lors que sont remplies les trois conditions suivantes :

  • l’allégation d’une créance,
  • la nature maritime de la créance,
  • le fait que la créance se rapporte au navire saisi ;

Sur le bien fondé de la saisie conservatoire du navire « Enigma XK »

Attendu qu’il convient d’apprécier uniquement si les trois conditions posées par l’article 1 de la convention ci-dessus rappelées sont ou non remplies, qu’il n’importe donc pas de connaître l’identité du responsable des désordres affectant le navire qui ont été la cause immédiate des travaux, pas plus que la nature contractuelle ou délictuelle de la responsabilité de celui-ci, les développements d’Afritec sur ces points étant étrangers au bien ou mal fondé de la saisie conservatoire ; Attendu qu’en l’espèce, EIM a sollicité la saisie conservatoire du navire ”Enigma XK” en faisant état des factures suivantes :

  • trois factures nºT00353010040, nºT0035120005, nºT00353100003 relatives au marché initial et à la fourniture et mise en place d’une grue rescue qui concernent le navire “Enigma XK”,
  • deux factures nºT00354040064 du 29 avril 2014 et nºT00354080025 du 28 août 2014 relatives au démontage et remontage des deux lignes d’arbre, aux contrôles par des ingénieurs spécialisés, à la fabrication d’outils spécifiques pour ces travaux et aux essais, toutes ces opérations ayant été réalisées sur le navire “Enigma XK”,

Attendu que le Juge n’a à apprécier ni la certitude ni le sérieux de la créance dès qu’il s’agit d’une créance maritime, qu’il suffit qu’elle ne soit pas matériellement inexistante, Or, attendu que la créance alléguée est relative à des fournitures et des travaux sur un navire, faits qui sont expressément visés aux alinéas ”k” et ”l” de l’article 1 de la convention, Attendu qu’il est constant que des travaux, objet de ces factures, ont été réalisés sur le navire ”Enigma XK ”, objet de la saisie, que la créance existe donc bien, qu’elle a une nature maritime et porte sur le navire objet de la saisie, qu’en conséquence les trois conditions posées par l’article 1 de la convention pour la validité de la saisie conservatoire du navire sont remplies ;

Sur le cantonnement du montant de la saisie (omissis)

Attendu que la saisie conservatoire ordonnée est donc fondée, que l’ordonnance doit être confirmée en toutes ses dispositions ; (…)

Par ces motifs

La cour, CONFIRME l’ordonnance en toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la société MW Afritec à payer à la société EIM la somme de 4.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile, Condamne la société MW AFRITEC aux dépens d’appel ; (…). Prés. : M. Ralincourt ; Av. : SELARL Jurica, SELARL Tarin (appelante), SCP Tapon Eric Michot et Me Rostain (intimée).

Observations

Le régime de la saisie conservatoire répond d’une logique propre, qui ne semble pas toujours bien comprise comme en témoigne le présent arrêt. En l’espèce, la société MW Afritec a confié la transformation de son navire Enigma XK au chantier Atlantic Refit Center à La Rochelle, lequel a sous-traité la réfection des deux lignes d’arbre à la société Eiffel Industrie Marine. Lors des essais en mer, plusieurs désordres devaient être constatés, et une expertise judiciaire a été diligentée. Il a alors été convenu que la société Eiffel Industrie Marine procèderait au remontage des lignes d’arbre sans attendre la fin des opérations d’expertise judiciaire. A la suite de ces réparations, la société Eiffel Industrie Marine a émis deux factures d’un montant total de 390.430 euros et a procédé, sur le fondement de la Convention de Bruxelles de 1952, à la saisie du navire devant le Tribunal de commerce de La Rochelle afin de préserver sa créance à hauteur de 450.000 euros. Celle-ci comprenait donc les factures susvisées ainsi qu’un arriéré de facture et de frais d’un montant de 60.000 euros.

Par ordonnance du 4 décembre 2014, le Président du Tribunal de commerce de La Rochelle a autorisé la saisie conservatoire moyennant la consignation de la somme de 433.394,50 euros. Par déclaration du 18 décembre 2014, l’armateur a relevé appel de cette ordonnance au motif, notamment, que la créance alléguée n’entrerait pas dans la liste des créances maritimes énumérées à l’article 1er de la Convention de Bruxelles de 1952, dès lors qu’elle résulterait de : frais liés au suivi des opérations d’expertise judiciaire ; travaux nécessaires à la remise en état du navire, effectués pour corriger les manquements du chantier naval, ce qui serait constitutif d’une faute extra contractuelle. Dans son arrêt du 9 juin 2015, la Cour d’appel de Poitiers a très logiquement rejeté ce raisonnement (II). Cependant, ce faisant, elle a mis en évidence l’existence d’une approximation terminologique présente dans la version française de la Convention de Bruxelles de 1952 (I).

Sur la confusion des notions de motif et de cause des créances maritimes au sens de l'article 1er de la convention de Bruxelles de 1952

Aux termes de l’article 1er de la Convention de Bruxelles de 1952, la notion de créance maritime doit se comprendre comme l’allégation « d’un droit ou d’une créance ayant l’une des causes » énumérées par cet article. Ainsi, selon l’article 1-l du texte, toute créance ayant pour « cause » la construction, les réparations, l’équipement d’un navire ou les frais de cale doit être considérée comme une créance maritime. Il faut cependant observer que la version française de la Convention se réfère à la notion de « cause », alors que celle-ci n’apparaît pas dans la version anglaise qui fait usage du terme « arising out », ce qui peut être traduit par « résultant ». La différence terminologique n’est pas anecdotique en raison du caractère particulièrement sibyllin de la notion de cause en droit français. C’est, du reste, ce qui a très largement justifié sa suppression dans le cadre de l’adoption de l’ordonnance 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. Comme l’a observé le Professeur Wicker, avant la réforme la cause avait au moins deux fonctions[1]. La première était de contrôler la licéité de l’engagement, la cause étant alors identifiée au motif qui a déterminé l’une des parties à contracter. La seconde fonction était de justifier l’engagement. Dans ce dernier cas, la cause pouvait être assimilée à la notion de contrepartie contractuelle. De là, la tentation était grande pour l’armateur, en l’espèce, de jouer des différentes conceptions de la cause pour tenter d’échapper à la saisie conservatoire de son navire.

En effet, les travaux réparatoires du navire Enigma XK ont été réalisés dans le cadre d’une expertise judiciaire. L’on comprend ainsi que pour l’armateur, le motif de ces réparations résidait dans les défaillances du chantier naval, voire dans le suivi des opérations d’expertise, de sorte que la créance correspondante ne pouvait pas être assimilée à une simple créance de réparation d’un navire au sens de l’article 1-l de la Convention de Bruxelles de 1952. Cependant, l’armateur s’est ainsi intentionnellement prévalu du motif des créances litigieuses, et non de leur cause au sens de contrepartie de la prestation réalisée par le chantier naval. Or, il est difficilement contestable, en l’espèce, que la prestation exécutée par le chantier naval correspondait bien à des travaux de réparation du navire, et devait en conséquence être assimilée à une créance maritime au sens de l’article 1-l de la Convention de Bruxelles de 1952.

Sur la nécéssaire distinction entre les notions de motif et de cause des créances maritimes au sens de l'article 1er de la convention de Bruxelles de 1952

Le régime de la saisie conservatoire de navire sous la Convention de Bruxelles de 1952 n’a cessé de s’affiner au fil des jurisprudences rendues tant par la Cour de cassation que par les différentes juridictions du fond, et semble aujourd’hui assez nettement balisé. Il faut néanmoins rappeler que la finalité de la saisie conservatoire est l’immobilisation du navire. C’est un moyen de pression pour inciter les créanciers à honorer leurs dettes. La finalité n’est donc pas la vente forcée du navire[2], de sorte que l’on ne peut assimiler la saisie conservatoire à une voie d’exécution. Il s’agit au mieux d’une voie d’exécution imparfaite, certains auteurs la qualifiant même de procédure expéditive, aucun titre exécutoire n’étant requis[3]. La nuance est capitale puisque tout le régime juridique de la saisie conservatoire de navire en découle, le demandeur n’ayant notamment pas à apporter la preuve de l’existence de sa créance[4]. Ainsi, sous le régime de la Convention de Bruxelles de 1952, le demandeur doit simplement alléguer une créance maritime au sens de l’article 1er du texte, sans avoir à en démontrer le caractère sérieux et certain[5]. Cela ne signifie cependant pas que le juge n’exerce aucun contrôle. Au contraire, il vérifie, d’une part, l’existence d’éléments rendant la créance vraisemblable[6] et, d’autre part, qu’il s’agit bien d’une créance maritime au sens de l’article 1er de la Convention de Bruxelles de 1952[7].

En revanche, le juge n’a pas à contrôler le motif de la créance, du moins lorsque la Convention ne l’exige pas. Cela s’explique par le fait qu’un tel contrôle reviendrait indirectement à ce que le juge détermine si la créance est justifiée, autrement dit si le demandeur est bien titulaire d’une créance certaine, liquide et exigible. Or, comme cela a déjà été indiqué, un tel contrôle incombe au seul juge du fond. En l’espèce, les créances litigieuses portaient sur les travaux de transformation du navire Enigma XK, et sur les travaux réparatoires qui s’en sont suivis. Ces créances pouvaient donc être qualifiées de créances de réparation au sens de l’article 1-l de la Convention de Bruxelles de 1952, auxquelles la jurisprudence assimile les créances nées de la transformation d’un navire[8].

Aussi, le créancier avait-il uniquement à démontrer le caractère vraisemblable de ses créances, et que ces dernières correspondaient bien à des créances de transformation et de réparation du navire Enigma XK, ce qui n’était pas discuté. Le juge n’avait alors pas à contrôler le motif des réparations complémentaires, et notamment si celles-ci étaient consécutives à une faute du chantier. Cela aurait impliqué de déterminer si le chantier devait supporter les conséquences de ses manquements et donc, in fine, de préjuger du caractère sérieux et certain de la créance. L’on observera que pour certains auteurs, un tel régime serait constitutif d’une atteinte au droit de propriété, dès lors que toute personne pourrait se prévaloir d’une créance factice pour procéder à l’immobilisation d’un navire[9]. Cette analyse nous parait cependant quelque peu hâtive. Il faut en effet rappeler qu’il existe différents « garde-fous » pour prévenir les dérives. L’armateur a en premier lieu la possibilité d’émettre une garantie afin de libérer le navire au plus vite, ce qui ne préjuge en rien du sens de la décision au fond. Il peut par ailleurs solliciter une contre-garantie dans le cas où les conséquences de la saisie seraient manifestement disproportionnées. Enfin et surtout, l’armateur pourra toujours se retourner contre le créancier s’il apparaissait que la saisie était abusive[10]. La Cour d’appel de Poitiers a ainsi fait une exacte application du régime de la Convention de Bruxelles de 1952 en distinguant le motif et la cause de la créance litigieuse et, partant, en invitant les parties à régler leur différend quant au caractère sérieux et certain de la créance dans le cadre d’une procédure au fond.

  • [1] V. notamment à cet égard, G. WICKER, « La suppression de la cause par le projet d’ordonnance : la chose sans le mot ? », D. 2015, p. 1557.
  • [2] J.-B RACINE, « Saisie des bateaux, navires et aéronefs », Répertoire de procédure civile Dalloz, 2014, actualisation G. PAYAN, janvier 2016, n° 41.
  • [3] A. ROSSI, La saisie conservatoire de navire, PUAM 2006, pp. 16 et s.
  • [4] Y. TASSEL, « Saisie conservatoire du navire », JurisClasseur Transport, fasc. 1128, 2013, n° 34.
  • [5] Par exemple : Pour une créance indisponible : Cass. com., 5 oct. 2010, n° 09-13092, DMF 2010, p. 917 ; pour une créance prescrite : Cass. com., 7 mai 2006, DMF 2007, Hors-série n° 11, p. 52.
  • [6] CA Aix-en-Provence, 3 oct. 2014, DMF 2015, n° 766, ob. S. LOOTGIETER ; CA Aix-en-Provence, 16 oct. 2016, DMF 2015, p. 147.
  • [7] CA Aix-en-Provence, 3 oct. 2014, DMF 2015, n° 766, obs. S. LOOTGIETER.
  • [8] Cass. com, 3 février 1998, n° 96-11744, navire « vendredi 13 », DMF 1998, n° 580.
  • [9] V. notamment C. BOURAYNE, « Qu’il est bon de se prévaloir d’une créance maritime sous le ciel de la Convention de Bruxelles du 10 mai 1952 ! », DMF 2015, n° 772.
  • [10] Par exemple : CA Douai 8 nov. 2011, navire Bering Wind, DMF 2012, 813, obs. J. LECAT ; CA Aix 21 sept. 2011, navire Scandinavia, DMF 2012, n° 807, obs. S. LOOTGIETER ; CA Paris, 2 juillet 2008, n° 05-22878, DMF 2009, n° 700.
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